Comment peut-on mourir dans la rue ?

« Quelquefois il suffit d’un téléphone ou d’un mot qu’on écrit
à quelqu’un qui espère et qui attend, un ami ou un frère,
à ceux qu’on perd de vue parce que la vie les a changés de rue.
Il faut dire je t’aime
A tous ceux qu’on aime
Tant qu’ils sont vivants, vivants
il faut dire je t’aime
A tous ceux qu’on aime
Tant qu’il en est temps, encore temps
L’amour, celui qu’on donne est une clé
Qui fait vivre les hommes. »

Une chanson toute simple, mais lourde de sens, composée par Frédéric François en 2016… que j’entends par hasard au détour d’un zapping sur mon poste de radio. Quelques minutes après, j’ouvre le journal déposé dans ma boîte aux lettres.

En ce lundi 2 avril,  la Croix édite 4 pleines pages sous le titre HOMMAGE. Des prénoms font comme une banderole en noir et rouge en haut de chaque page,  tandis que sous le titre, LES MORTS DE LA RUE, s’égrène une liste de 566 dates, lieux, âges et noms (pas toujours, d’ailleurs) de celles et ceux dont la vie s’est arrêtée quelque part, nulle part, pas loin de chez nous… rien qu’en 2018…

La plus jeune avait 15 jours… le plus âgé, 80 ans…

Comment peut-on mourir « dans la rue » dans ces endroits quasi paradisiaques que sont l’île de la Réunion, Tahiti, ou Sarrola-Carcopino, ce charmant village corse ?

Il y a dans l’énumération de ce poignant « monument aux morts » des mots propres à vous vriller le cœur : – un homme, peut-être Quentin Mack, dit Mick…   – David Dupuis, peut-être… et puis une douloureuse litanie :  « une personne…une autre personne… et une autre personne… et une autre personne » répété 15 fois…

Il y a les surnoms, souvent amicaux, parfois drôles: Trésor, Chapeau, Paco, Chico, Astérix, l’Indien, Petit Bouddha… donnés sans doute par les compagnons d’infortune. Une manière supplémentaire de se sentir un peu plus vivants.

Au bas de la quatrième page du journal :  « ET TANT D’AUTRES DONT NOUS N’AVONS PAS APPRIS LE DÉCÈS… »

Le Collectif des Morts de la Rue nous apprend qu’ils avaient en moyenne 48 ans,  que 50 étaient des femmes, que 13 étaient  mineurs, que 6 avaient de moins de 5 ans.

Ils sont morts sur la voie publique, sur un banc, dans un sas de magasin, dans des centres d’hébergement, dans des squats, des parkings ou tout autre habitat précaire, comme la vieille voiture qui servait de gîte… On est toujours seul pour mourir…

« Je préfère crever sur mon banc plutôt qu’à l’hôpital » nous répétait un soir un SDF bien mal en point. Mais d’après l’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale), le nombre réel de décès de personnes sans abri entre 2012 et 2016 serait de plus de 3 000.

« Qui, parmi nous, a pleuré pour ces faits, pour la mort de ces frères et sœurs ? Notre société a oublié l’expérience des larmes, du souffrir avec… » scandait le Pape François à Lampedusa.

« Ça vaut mieux comme ça pour lui, il est mieux là où il est que sur le trottoir » dit avec un brin de commisération  le chaland qui passe. D’autres n’hésitent pas à dire que chacun reçoit ce qu’il a mérité… appelons cela « l’économie de la charité ».

Dans la rue, c’est bien souvent la solitude qui tue…

« Cousinade de la pauvreté »

Liste sinistre et bouleversante à la fois… des êtres dont on ne connaît pas le nom, ni l’âge…

Déjà invisibles pendant ce que nous nommerons «  leur vivant », ils sont devenus fantômes et le resteront à jamais. Une sorte d’armée des ombres… une sorte de « cousinade de la pauvreté » dans un bagne à ciel ouvert, où l’on subit une double peine : celle du regard de l’autre par dessus celle du regard qu’on n’ose même plus poser sur soi-même.

Habitants de nulle part, la mort sociale était intervenue bien avant la mort physique. On leur avait tout volé : le sourire, le bonjour, le vous, le merci et le s’il vous plaît, le Monsieur ou le Madame, et surtout tout ce que nous nous souhaitons de bon : bonne journée, bonnes vacances, bon dimanche, bon anniversaire et bonne fête, bon voyage, bonsoir, bonne année et bonne santé, bonne nuit, fais de beaux rêves…

« Mon rêve à moi, c’est qu’on me fasse cadeau d’un vrai oreiller » me disait Carmen.

Nous qui sommes « le peuple du jour », qui vivons à la lumière, quand, chaque soir nous enfilons les pantoufles de la tranquillité derrière nos volets clos et rassurants, nous arrive-t-il de penser à ce « peuple de la nuit » dont l’existence ressemble à une bien curieuse maraude. Jadis, « marauder » consistait à aller d’arbre en arbre, à la campagne, pour chaparder çà et là quelques fruits.

Pour eux, la maraude de la vie a été faite d’une série d’événements auxquels ils n’ont pu faire face : absence, décès, séparation, divorce, mésentente, prison, migration, mauvais traitements, toxicomanie, délinquance, prostitution…. chômage… Puis, à l’accablement, ont succédé le dégoût de soi, la désolation, le chagrin, des regrets aussi, la solitude, la pauvreté, le désespoir, l’humiliation, l’angoisse et les tourments de toutes sortes.

Au-delà de la mendicité, d’une pièce négligemment jetée, prenons le temps de nous arrêter, considérer et rencontrer la personne à la rue

Peut-on imaginer un instant la somme de déceptions, de désillusions qu’ils ont accumulée… Et le nombre de fois où ils ont attendu, espéré, un mot d’amour ou d’amitié… En vain.

Et tout autour de nous, c’est le Printemps qui arrive ! Envie de soleil, de chaleur, de rencontres, de se libérer des contraintes de l’hiver, de se « dé-recroqueviller » ! De parler, de rire et de faire toutes sortes de choses oubliées depuis le Printemps d’avant.

« Comment vous nommez vous ? » Il me dit « Je me nomme le pauvre » Victor Hugo – Les Contemplations

Alors, si nous mettions les bonnes lunettes, celles qui font le regard clair et lucide, et si nous regardions autour de nous ? Regarder, sourire, dire un mot. Cet autre dont nous avons peur, il est notre miroir.

Celui ou celle qui, assis par terre à la porte du supermarché, nous dit « Bonne journée ! » se voit (se sait) petit et sans importance en comparaison de nous qui le frôlons sans ménagement avec nos caddies d’une main et nos téléphones de l’autre ! Nous sommes grands, nous, ou du moins nous le croyons. L’Abbé Pierre a dit un jour : « C’est vrai, il faudrait prendre le temps et s’asseoir à côté de celui qui mendie ».

Ce qui tue aussi sûrement qu’une maladie, c’est le silence au milieu du vacarme quotidien. Des journées entières sans recevoir ni rendre une parole, comme un détenu en isolement. Des gens de la rue ont un animal : « c’est pour avoir quelqu’un avec qui parler ». D’autres, parfois, parlent tout seuls, et ne récoltent que des ricanements.

Alors, arrêtons de penser que le « Bonjour, Madame ! » doit obligatoirement amener une aumône : quelques mots d’intérêt font plus chaud au cœur qu’une piécette de 5 centimes balancée à toute vitesse. Cela, c’est une jeune migrante qui me l’a dit un jour, devant les Galeries Lafayette.

Grâce au lien qui se tisse, c’est la vie qui peut surgir, et qui se fait renaissance…

« Le moindre geste est un souvenir futur » écrivait Claude Aveline dans la Croix. Ce sont ces petits faits devenus souvenirs qui aident les personnes de la rue à rester en vie. Et faire miséricorde, c’est rendre à chacun la place qui lui revient, c’est prendre soin de lui. Même de la façon la plus simple. Simple comme Bonjour.

 « La miséricorde est un voyage du cœur aux mains. Il faut se laisser blesser le cœur par la misère de l’autre. »
Pape François

Aline Racheboeuf, auteure bénévole pour IOTA


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